ana ▪ beautiful as a forest fire

◦ La vie marche cruellement. Elle enlève un parent, en offre un autre, enferme à jamais dans une situation qui éloigne de tout et tous.
Ana est fatiguée, épuisée, même. Mentalement, physiquement, et sur tout autre plan existant.
Demi-déesse. Quelle ironie pour celle qui rêvait d'importance, de grande vie. Pendant un instant, elle a eu l'audace de penser que c'était sa récompense. Son cadeau pour avoir survécu à sa mère, s'être occupé d'elle, pour avoir été forte - et puis elle s'est souvenu que la vie marche cruellement.
Il n'y avait en sa nature nouvellement découverte aucun cadeau. Le sang du roi des dieux coulait dans ses veines, et pourtant personne ne lui vourait de culte. Elle restait là, comme avant, juste moins humaine. Et elle détestait ça.

L'humanité lui permettait au moins de faire ses propres choix. Elle pouvait essayer, à défaut de réussir, de faire des choses. D'élever sa voix, de s'élever tout court; elle pouvait haïr les dieux et leur orgueil en toute impunité, chier sur leur pseudo-importance si elle en avait envie.
Mais et maintenant?
Que pouvait-elle faire, maintenant?
Est-ce qu'elle pouvait encore les mépriser, quand elle était à demi-eux? Est-ce qu'elle pouvait risquer de les détester quand les humains n'étaient plus non plus de son côté? Quand personne n'y était plus?
Le plus à même de répondre à ses questions aurait été son père, mais Ana s'y refusait. Que saurait-il de la situation dans laquelle son héritage l'avait mise, lui qui était roi des dieux? Que saurait-il se la solitude extrême qui l'écrasait, quand on la prévenait de se méfier des humains et que les dieux ne voulaient pas d'elle non plus, que saurait-il de cet entre-deux qu'elle explorait malgré elle et qui la déchirait sans qu'elle puisse mettre de mots sur son mal?
Il n'en saurait rien.
Il n'aiderait pas, parce que les dieux, Olympiens comme les autres, étaient beaucoup trop égocentriques pour s'occuper de ses problèmes à elle. Tout au plus, elle serait l'occupation du jour, et tout serait bien vite oublié quand ils se quitteraient à la fin de la journée.

Ana était enragée.
Enragée, et terrifiée. Elle avait peur de sa demi nature divine, peur de ce qu'on lui ferait si ça se savait. Elle était tant d'émotions qu'elle avait méprisé auparavant, tant d'émotions qui la faisaient se détester. On lui offrait plus de temps que sa mère n'en avait jamais eu, à elle qui faisait si peu. Elle n'avait pas d'enfant à s'occuper, et n'en voulait pas; plus de grand objectif qui la ferait entrer dans l'Histoire. Ana était, et c'est tout - à la fois trop et pas assez.

Elle faisait profil bas, à partir de maintenant, elle dont le premier instinct aurait été de gueuler si fort dans la ville qu'on l'aurait entendu jusqu'à Sanctum qu'elle était la fille de Zeus.
On lui avait dit trente ans durant qu'elle était forte, le portrait craché de sa mère, qu'elle ferait de grandes choses et que tous s'en souviendraient. On lui avait dit qu'elle avait le caractère d'une lionne et la prestance d'une grande dame, on lui avait dit tant de choses qu'elle avait fini par croire, avant que tout ne s'écrase sur elle d'un seul coup. Et maintenant que plus rien de tout ça ne résonnait en elle, et maintenant que plus personne n'était là pour lui répéter tout ça, qui était elle vraiment?
Par moments, Ana n'était plus sûre d'être tout court.


◦ Pour une raison qui semblait lui échapper, aujourd’hui, le silence apaisait Ana.
Le reste du monde, lui, l’accablait de stress.

Elle n’avait que peu bougé de la journée; quelques aller-retours jusqu’à la salle de bain et un unique voyage jusqu’à son canapé. Il était tristement un jour de mai, et elle ne se sentait pas de faire quoi que ce soit.
Ana n’était pas un bout-en-train, pour sûr, mais elle avait d’ordinaire plus d’énergie. Et pourtant la voilà, le regard perdu tantôt sur le mur tantôt le plafond tantôt la fenêtre, à ne pas dire un mot. C’était une scène un peu pathétique, si l’on est honnête. Elle n’avait pas pris la peine de se draper élégamment et de se morfondre dans une pose glamour sur un canapé en velours comme elle avait vu faire dans de vieux films; elle était simplement là, sans vraiment penser à comment ni quand elle y était arrivée.
Un rire dans la rue la sortit brièvement dans ses pensées, et elle attrapa du regard sa réflexion dans le miroir à l’autre bout du petit salon. Elle observa ses cheveux mal peignés sans grande émotion, avant que ses yeux ne bougent le long de ses habits et qu’elle ne doive réprimer un sanglot malvenu. Ana avait fort caractère, malgré l’habitude de contrôler ses émotions, mais elle s’octroyait (volontairement ou non) un jour par an pour les laisser couler hors de ses yeux et ses lèvres.
Avec un empressement qu’elle peinait encore à s’expliquer, Ana passa la porte de sa chambre, troqua ses habits gris pour un noir plus solennel, et revint s’asseoir à la même place sur le canapé, comme si rien n’avait changé.

Quarante-neuf ans jour pour jour que sa mère l’avait quittée, l’avait abandonnée malgré elle en ne lui laissant qu’une vérité douteuse et des souvenirs amers.

Ana posa son bras sur le dossier du canapé, et sa tête par-dessus. Quarante-neuf ans. C’était si long, bien plus qu’elle n’aurait jamais pu l’imaginer. Elle était plus vieille que feu sa mère, maintenant, et pourtant il lui semblait que tout lui échappait encore. Elle aurait eu tant de questions à lui poser, tant de doutes à lui faire effacer.
Pendant un instant, son esprit dériva; si Léna n’avait pas succombé à la maladie, elle aurait fléchi face à l’âge, et Ana l’aurait vue partir quoi qu’il arrive. Il n’y avait pas de manche gagnante pour elle, aucune issue, pas d’espoir même dans une dimension ailleurs. C’était cruel, de ne pas être née humaine.
Elle soupira, et reprit le cours originel de ses pensées.
Quarante-neuf ans. Parfois, elle aimerait oublier. Oublier les bons souvenirs si c’est le prix à payer pour ne plus se souvenir des mauvais; elle préférerait presque se convaincre d’un mensonge et vivre libérée de ce poids-là que de souffrir à la pensée de sa mère. Que de souffrir à la pensée de-
Ana croisa son propre regard dans le miroir, n’osa pas le lâcher.
Depuis quand ne se souvenait-elle plus du visage exact de sa mère?
Depuis quand ne savait-elle plus avec certitude si son grain de beauté était sur sa pommette gauche ou droite, si ses cheveux étaient plus bruns ou auburn, si son rire était plus aigu ou grave que le sien?
La gorge d’Ana se serra, les pensées lui venaient en trop grand nombre, et trop vite. Elle ne se souvenait plus de sa voix, plus de la couleur de ses yeux, de la chaleur qu’elle sentait dans ses bras. La maladie avait emporté sa mère, et le temps les souvenirs d’elle. Paniquée, elle alla trouver un vieil album laissé là et qu’elle n’ouvrait d’habitude jamais, et fixa les photos avec insistance. Elle retrouvait une idée fade et figée de sa mère, mais il manquait quelque chose sur lequel elle ne mettait pas de mots. Tout semblait si froid, sur du papier photo. Si froid et lointain.
L’idée qu’elle puisse tout oublier si facilement et ne pas s’en rendre compte la terrifiait plus que tout. Elle voulait repartir, cinquante, soixante ans en arrière, fixer sa mère assez pour imprimer son image dans sa rétine. Elle voulait ne plus avoir de cette vie trop longue qui la laissait là, sur un petit canapé dans un vieux salon qui l’avait vue grandir, et qui semblait mieux se souvenir qu’elle de sa mère.


◦ L'arrivée de son père dans sa vie éleva bien des questions pour Ana, qu'elle retenait encore cinquante ans après.
Elle se convainquait qu'elle était encore trop amère pour les lui poser, celles-ci ou d'autres, et pour consciemment s'attacher à lui. Pourtant, Marric était maintenant tout ce qu'elle avait. Son seul parent, sa seule famille, le seul à se souvenir encore de sa mère, le seul à veiller sur elle même de loin. En un sens, et quand bien même il était celui qui l'en éloignait, Ana sentait qu'il était son lien avec son humanité. Il était encore le seul à l'avoir connue plus jeune, avec un visage et un corps que le temps n'avait pas encore figé. Il l'avait connue quand elle était fière, et bruyante, et qu'elle rêvait à plus que ce qu'elle avait.
Et c'était peut-être le fait de le côtoyer davantage maintenant qui la poussait encore dans un entre-deux. Ni humaine ni déesse, la voilà à présent à la fois détestant et admirant son père, et le reste des dieux.

Elle s'enfermait dans son amertume et sa rancœur, mais en découvrir plus sur les guerres, les dieux disparus, les anciens temps la fascinait secrètement. Elle n'avait qu'endurance et résistance, mais eux avaient de vrais dons, de vrais pouvoirs, et ça lui semblait toujours captivant. Ça avait prit des années, mais bien enfoui en elle, elle sentait doucement s'allumer la première étincelle qui annonçait un changement à venir.
Chassez le naturel et il revient au galop. Ana était sans le savoir nourrie d'un feu - d'un tonnerre, plutôt - qui la consumerait si elle ne s'en servait pas un jour. Elle ne le ferait peut-être qu'à 140 ans, peut-être la veille de sa mort, peut-être demain; mais à chaque mention des Olympiens, du roi des dieux, à chaque parole fascinée qu'elle entendait çà et là, et même à chaque remarque désobligeante ou apeurée vis-à-vis des dieux, une partie d'Ana s'animait de fierté et d'orgueil.
Ce n'était peut-être qu'à moitié et pour un temps limité, mais elle faisait partie de ce monde-là aussi. Et peut-être viendra le jour où elle fera valoir ses droits et son nom, et où elle écrasera sa haine et brûlera à nouveau de l'ambition qu'elle avait abandonné.