Nous allons secrètement nous réjouir du retour des longues nuits. (máni)

avant la mémoire des hommes ◦ The moon is humming Ce devait être un crépuscule abyssal, ou peut-être une aube rougeoyante, lorsque naquirent les jumeaux. Máni et Sól, enfants du Retourneur de Temps, du Ciel Étoilé, le géant Mundilfari. L’une qui se révélerait d’une beauté radiante, à la crinière dorée et au teint brillant, au rire clair et aux traits impérieux. L’autre se dévoilerait aux yeux d’argent et aux boucles blondes, la voix douce et les traits enfantins.
AVANT LA MÉMOIRE DES HOMMES ◦ One night, so many nights ago Un soir que la famille se retrouve autour d’un feu dressé dans les montagnes lointaines d’Asgard, le ciel se déchire et gronde. La main de Sól vient se loger dans celle de son frère tandis que leur père se dresse de sa hauteur de géant, la mine sévère pour camoufler son inquiétude. Du couvert des arbres apparaissent plusieurs hommes aux épaules larges, et peut-être une femme aussi. L’un d’eux s’approche et agrippe le bras de Sól, la soulevant avec aisance. Paralysée, elle n’arrive pas à sortir un son mais son frère s’égosille à ses côtés. Alors qu’il tente de libérer sa sœur, une main se reforme sur sa nuque et le tire en arrière. Il se débat, fend l’air de ses membres, enfonce ses pieds dans la terre de la forêt mais rien n’y fait. En quelques instants, le feu a disparu, sa sœur aussi, et il ne reste que le son des pas de son ravisseur sur les brindilles qui craquent sèchement. Ils s’éloignent tant et tant qu’il lui semble avoir quitté Asgard. La main le lâche, il s’effondre sur le sol. Il ne bouge plus, terrifié. Les pas quant à eux continuent et finissent par disparaître. Il ne reste plus que lui, seul, dans la nuit noire. Lui, la Lune, et des ordres soufflés par une voix caverneuse.
AVANT LA MÉMOIRE DES HOMMES ◦ Oh hello there, my shadow  Ses pensées se perdent sous sa peau, elles s’affolent autour des marques de sa désobéissance. Puis elles hurlent de bouger, de fuir, et dans le vacarme un murmure qui souffle de ne pas bouger et de disparaître. Le corps enflammé, il voudrait pleurer de douleur mais il a peur d’alerter la bête de sa présence. Quoiqu’il arrive, il est trop tard. Elle sait, elle sent. Il tente de se relever, ses jambes ne le soulèvent pas, il court presque, il tombe sur ses genoux et continue. Les cailloux poignardent ses paumes, ses rotules s’enfoncent dans la terre. Il n’ose pas tourner la tête, derrière lui, les pas se rapprochent. Il retient son souffle, tente une dernière fois de s’échapper mais les crocs trouvent ses jambes. Il hurle de douleur, les larmes peignent ses joues et son souffle est saccadé. La bête gronde toujours dans son dos. Soulevé par son esprit, il se redresse dans une dernière tentative et vole presque rejoindre la nuit, sa jambe douloureuse. Le souffle chaud de l’haleine sur ses talons le presse en avant. Il fuit son geôlier qui disparaît dans la pénombre, mais garde son regard de fer braqué sur le jeune dieu.
Vers 3000 av JC ◦ Mjød on the Moon Il se souvient de ces deux âmes bercées par la Lune pour l’éternité. Ils étaient frère et sœur et avaient égayé son chemin des centaines d’années auparavant. Il peut encore sentir leur présence, leurs mains rassurantes sur ses épaules et leur rire résonne parfois dans les vallées de Midgard comme une mélodie de flûte égarée. Il se souvient de leurs jeux, de leurs disputes, de leurs rêves de plus tard. Et plus tard est venu, mais seulement pour eux. Il les avait enlevés un soir et les avait emmenés voir les paysages d’un monde nouveau, admirer les collines verdoyantes d’Asgard, gravir les crêtes de Jotunheim, traverser les palais de pierre de Nidavellir et boire l’eau clair des cascades d’Alfheim. Il leur avait montré les merveilles des neuf royaumes, il leur avait donné l’abysse des lacs à minuit, les danses autour du feu dans les clairières et le chant des chouettes les soirs de pleine lune. Il avait tant découvert avec eux; la chaleur des Hommes, la douceur d’une mère, le bonheur des couronnes de fleurs, les saveurs exquises d’un repas, le doux poème de l’amitié. À présent, il ne lui reste que des souvenirs et les caresses de la Lune dans son dos. À présent, ils ont quitté la terre des mortels pour rejoindre les cieux et reposent en paix dans cet autre monde où vont les âmes qui ont touché au divin. À présent, lorsqu’il lève les yeux vers le ciel il peut voir deux cratères creusés dans le corps de la Lune.
Vers 200 av JC ◦ Wont' shiver, won't break Il avance d’un pas pressé entre les mondes, accompagnant la Lune, fuyant sa sœur. Il étouffe, il court, il s’arrête et jette un rapide coup d’œil derrière lui.  Rien, si ce n’est les ténèbres de la nuit qui chuintent faiblement. Il lui semble distinguer dans le noir profond la forme de la bête, un craquement au loin et c’est elle qui approche ! Il se précipite vers la lumière de l’astre et se réfugie dans sa froideur. Il sent dans son dos le regard sadique de la créature, ou est-ce une chouette intriguée par le mouvement ? Il gémit pour combler le silence, il tente de fredonner un air que lui avait appris Bil mais sa voix se bloque dans sa gorge. Il accélère le pas. Il voudrait que la nuit disparaisse, il veut revoir sa sœur. Il a besoin d’elle et s’abandonner dans sa lumière, dans ses bras rassurants et laisser son aura éclairer ses soucis chaleureusement. Il en a marre, il en a marre, il voudrait hurler, il hurle. Les animaux jaillissent des buissons et du feuillage, ils bondissent loin du demi-géant effrayés, ils fuient mais elle reste. Pourquoi ne fuit-elle pas elle aussi ? Pourquoi ne le laisse-t-elle pas tranquille ? Il voudrait exploser, la faire partir loin. Il ne supporte pus ses coups à répétition, son grondement, ses yeux jaunes haineux. Il voudrait que tout s’arrête, que son père vienne le chercher, le prenne dans ses bras et qu’il murmure «C’est fini, Máni, c’est fini, je suis là. Ne t’inquiète plus, je suis là, tout va bien. » Mais le ciel est silencieux, et Midgard est perdue. Si seulement les dieux savaient faire autre chose que se détester, si seulement ils pouvaient arrêter de se battre, si seulement si seulement tout pouvait enfin cesser ! Non il faut absolument contrôler les humains tels des marionnettistes insatisfaits du spectacle. Il peut les voir du haut de sa colline, panser leurs plaies et festoyer pour célébrer leurs victoires. Il n’entend pas la musique mais la lumière des bougies rougeoie au loin. Elle danse telle les servantes dans le hall où ils se goinfrent de mets succulents et d’hydromel. Il enrage d’être écarté comme il l’est, surveillé par ce monstre qui hante chacun de ses souvenirs, loin des siens.
Année 2019 ◦ Keeping me alive Libération. Máni fuit Asgard et ses habitants. Il embrasse du regard Migdard, cette terre qu’il croyait perdue à jamais par les caprices des dieux, il l’enlace malgré le dégoût de ses peuples pour son espèce. Et que le monde a grandi ! Comme un enfant qu’on abandonne et qu’on retrouve adulte, changé à jamais et pourtant si familier. La magie de la modernité opère sur le dieu tandis qu’il se promène dans ce que fut des ruelles autrefois à présent des rues couverte d’un étrange revêtement gris et brillant. Les chaumières ont laissé la place à de grands bâtiments qui doivent faire plusieurs fois sa taille, taillés dans la pierre. Les chevaux ont disparu et les charrettes ont définitivement évolué. Le bois s’est transformé en métal étincelant, les bougies en gouttes chatoyantes exemptes de feu, les Hommes se parent de couleurs étincelantes. Máni explore la ville, le nez dans le ciel. Cela lui rappelle le plaisir des découvertes lorsqu’il se joignait aux expéditions maritimes. Il court dans les rues, heureux de poursuivre ces drôles de charrettes métalliques. Il dévisage les passants avec joie, riant et sautant mais ses gazouillements meurent dans sa gorge lorsqu’il la voit. Il en perd son souffle, décontenancé. Elle est là, elle est vraiment là. Elle est si belle. Il se souvient qu’elle était d’une rare beauté mais elle s’est magnifiée avec le temps. Un éclat de joie lui échappe et il court le prendre dans ses bras. Elle l’attend patiemment et l’accueille d’une étreinte intense. Quand finalement ils se séparent, il prend son visage entre ses mains après avoir chassé les larmes dans ses yeux. Sa tignasse qui tenait à peine dans une queue de cheval est devenue une longue parure d’or et de soleil qui caresse ses reins, ses iris ambrés sont toujours aussi rieurs, de légères tâches parsèment ses pommettes comme des constellations. Si c’est lui qui la dépasse à présent, c’est elle qui arbore des traits plus adultes et mieux dessinés. Rien n’aurait pu lui faire plus plaisir que de revoir sa dernière famille, son sang, son soleil, sa jumelle.  Ils se promettent de se revoir chaque année, à cet endroit même, et de, enfin, veiller l’un sur l’autre. Il lui conte sa colère et ses peurs, elle le rassure. Maintenant qu’ils sont là, ils sont libres. Libres de faire ce que bon leur semble, libres d’aller où ils souhaitent, libres de provoquer des éclipses dès qu’ils veulent se voir. Libres de se voir.
Année 2077 ◦ I went to watch the sunset Il a tenté. Il a tenté d’oublier, d’ignorer, de construire un nouveau monde et de laisser les dieux au-dehors. Il a tenté de vivre une vie banale, ordinaire, une vie humaine. Et elle aussi. Elle l’avait protégé, elle l’avait aimé d’un amour fraternel pur, elle l’avait recueilli et elle lui avait fait une promesse. Dans ses bras, il la serre, mais elle ne répond pas. Son corps est secoué de sanglots tandis qu’il cache ses larmes dans son épaule inerte. Elle lui avait promis de retrouver leur père, elle lui avait promis que tout irait bien et qu’un jour leur famille serait enfin réunie. Du bout de ses doigts tremblants, il caresse la rivière blonde qui encadre son visage. Elle a perdu de son éclat. Si seulement il pouvait entendre une dernière fois le son de sa voix. Rien qu’une dernière fois. Ses lèvres ocres sont scellées, son visage s’est éteint. Plus un son ne lui échappera. Les joues de Máni sont rouges et brillantes tandis que de son menton tombent des gouttelettes, au rythme d’une marche funèbre. Ses sanglots se brisent dans sa gorge avant même qu’ils n’aient le temps de résonner dans le silence qui l’entoure. Il n’arrive presque plus à respirer, ses pleurs se transforment en gémissement comme les cris d’un animal blessé. Il se recroqueville autour du corps froid de sa sœur. Il voudrait appeler à tous les dieux qui l’ont ignoré, il voudrait qu’ils payent pour ce qu’ils ont infligé à sa famille, il voudrait les voir en larmes et souffrir comme il souffre. Il voudrait sa sœur. Il a besoin d'elle.
année 2107 ◦ The matador is no more Un sourire se dessine lentement sur son visage. Les yeux plissés, il fixe l’horizon, attendant la compagnie qui ne saurait tarder. Déjà l’ombre se dessine, déformée par la poussière et la chaleur étouffante. Elle s’approche lentement, affamée mais incertaine, le pas prudent, plus bête que Homme. Sa tête se balance, dégoût et amusement peignent ses traits et dans ses pupilles brille l’éclat de la Haine. Le regard du dieu-lune, reflétant le coucher sanglant, s’accroche aux iris jaunes du monstre. Le sourire disparaît et laisse place à une grimace irritée. Il s’écarte des débris où il s’était posé et se dirige vers la peur de ses nuits. La distance qui les sépare diminue, diminue et diminue jusqu’à ce que le monstre ne soit qu’à une longueur de bras du plus jeune. Les muscles tendus, ils se regardent en chien de faïence, incertains de ce qu’il va advenir. Máni revoit la crinière dorée devenue rousse, le teint brillant devenu froid, le rire clair à jamais muet. Il serre les dents, la poitrine contractée, une boule acide dévore ses entrailles et le brûle de l’intérieur. Dans sa main il produit un couteau et fend l’air de son bras. Le tissu sur le torse de la bête se déchire et un léger sillon se dessine. Alors qu’il revient à la charge, une brûlure étreint son épaule où une main griffue vient de laisser son empreinte. La lame tranche un deuxième chemin et sur le sol les éclaboussures reflètent parfaitement les dernières lueurs du ciel écarlate. Le Dieu Doux gronde de rage et de douleur, les lèvres retroussées comme le loup qui lui fait fasse. Il plonge le couteau dans l’épaule du monstre tandis que des crocs se referment sur son flanc. La voûte céleste, encore violacée, dévoile l’astre nocturne. Et alors sa lumière inonde pas à pas le désert de débris, Máni renverse la bête et s’écrase sur elle de tout son poids. Il arrache le couteau, l’enfonce dans son cou et le tord. Le loup l’a lâché. Le dieu l’enfourche pour le maintenir dans la poussière. Vives comme des têtes de serpent, ses mains agrippent la gorge poilue et serre et serre et serre. La lune caresse son dos et sa nuque, et le tonnerre gronde dans sa gorge. Répondant à l’appel sauvage du sang ancien, il sent une nouvelle force envahir ses muscles. Ses doigts s’enfoncent tels des serres. Le loup sous lui gémit, gronde, se débat et martèle le dos écorché du dieu de ses postérieurs mais rien n’y fait. Une grimace de haine déforme son visage et ses yeux aussi froids que la Dame de la Nuit fixent le regard jaunâtre et fielleux de la bête. Un craquement sec résonne puis le silence. Le loup s’effondre, Máni tombe à côté, le souffle court, le palpitant erratique, le corps en feu, pétrifié.
Année 2118 ◦ A rat in the desert La poussière encombre l’air, le soleil éclatant les baignent de son regard de lave. Quelques ombres se dessinent dans le désert de terre morte et de ruines. Ils se traînent dans des guenilles, les cheveux emplâtrés dans un mélange de boue et de poussière, la peau brune de saletés qui creusent les rides, les lèvres parcheminées à peine entrouvertes. Après une attente qui parait interminable, ils les voient. C’était donc vrai. Ils s’approchent, descendent de leur véhicule et les inspectent d’un regard méfiant. Dans leurs bras, ils serrent la mort, son canon plaqué sur leur torse. Tels des bergers, ils regroupent les rares survivants qui se sont égarés. Máni se glisse parmi eux. Terrifié pour sa vie, soulagé de pouvoir reprendre sa quête de vengeance, il baisse la tête et use de son apparence pour éteindre les soupçons. Les soldats les poussent les uns contre les autres et sans plus de paroles que la menace de leur arme, ils les emmènent vers leur havre, leur cité d’Hommes et l’échafaud des dieux.