deliver us from evil (MICHAEL)

Il espère encore que ses espions se soient trompés. Qu’ils aient fait erreur sur la personne, que tout ne soit qu’un triste malentendu. Il sait pourtant que les chances sont minces. Il a toujours été intraitable avec eux ; hors de question qu’ils lui fassent perdre son temps avec de simples rumeurs sans fondement. Hors de question qu’ils lui apportent des murmures sans valeur entendus ici ou là. Lucifer ne fait pas dans la dentelle avec ceux qui le déçoivent, et ceux qui travaillent pour lui le savent pertinemment. C’est pourquoi il est bien obligé de considérer avec sérieux la terrible réalité que ses espions sont venus lui confesser avec appréhension, dans la crainte qu’il n’explose et ne leur fasse subir son courroux. Mais au lieu de cela, à peine a-t-il entendu leurs paroles qu’il s’est précipité à l’autre bout de New Haven, à l’endroit de la ville qu’ils lui ont indiqué. Il doit en avoir le cœur net ; même si cela doit détruire ce qui lui reste de palpitant. Le lieu est désert, un silence de mort y règne. Lucifer n’entend rien du tout, si ce n’est le son de sa propre respiration et des battements de son cœur qui cogne furieusement dans sa poitrine comme un tambour de guerre. Le bâtiment ressemble à une vieille usine désaffectée, abandonnée depuis bien longtemps. Les murs sont sales, la plupart des vitres sont brisées ou poussiéreuses et le sol est jonché de déchets en tous genres. Et au milieu des débris et des détritus, il commence à distinguer des traces d’un écarlate sombre. Un frisson le traverse et une grimace déforme les traits de son visage – du sang. Lentement, Lucifer s’agenouille et approche ses doigts des taches avant de les effleurer. Le sang est sec ; il est là depuis longtemps. Il serre les dents si fort que sa mâchoire est douloureuse, puis il se remet en route. Tous ses sens sont en alerte, il est prêt à bondir au moindre son qui lui signalerait la présence d’hostiles dans les parages. Mais le silence s’impose, de plus en plus lourd, de plus en plus lugubre, de plus en plus… macabre.

Ses pas le conduisent jusqu’à une lourde porte de métal rouillé. Lucifer essaie de l’ouvrir ; elle résiste, alors il la fait céder d’un coup d’épaule. Le métal grince et se plie, mais ne résiste pas à la force du Diable. À peine ce dernier met-il les pieds à l’intérieur qu’une odeur nauséabonde, pour ne pas dire pestilentielle, agresse son odorat. Lucifer a suffisamment côtoyé la mort pour reconnaître ses effluves. Son cœur se tord et se serre dans sa poitrine alors qu’il progresse à l’intérieur du bâtiment, à la seule lumière d’une flamme blanche qui danse au bout de ses doigts. À ses pieds, les traces de sang forment comme un sentier sinistre qu’il suit d’un pas qui s’accélère. Il a la désagréable impression d’être perdu dans un dédale sans fin, les couloirs, les allées et les portes s’enchaînent sans jamais mener à rien, mettant sa patience et ses nerfs à rude épreuve. Et puis, enfin, il débouche dans ce qui semble avoir un jour été l’entrepôt principal. Son palpitant loupe un battement et manque tout bonnement de s’arrêter lorsqu’il découvre le spectacle sinistre qui semble l’avoir attendu tout ce temps. Le choc est tel que pendant une poignée de secondes, Lucifer reste pétrifié, à l’instar d’une statue de marbre figée dans une expression d’horreur. Ses yeux s’écarquillent tandis qu’il pleinement conscience de ce qu’il voit. Gabriel. L’archange est là, juste devant lui. Pieds et poings liés par des chaînes, pendu à un crochet à quelques dizaines de centimètres du sol. Son corps à moitié dénudé est couvert de sang, et malgré la pénombre Lucifer parvient à distinguer aisément les sévices qu’il a subis. Une large flaque de sang s’est formée juste en dessous de lui ; les quelques rayons de lumière qui passent à travers les vitres brisées éclairent le liquide écarlate et lui donnent des allures de rubis liquide. Mais Lucifer ne s’attarde pas sur cette beauté dérangeante. En une fraction de seconde, les rancœurs du passé sont oubliées ; il se précipite auprès de son frère supplicié.

« Gabriel ! » Son cri semble résonner pendant une éternité avant qu’il n’arrive à la hauteur de l’archange. Sans perdre une seconde, il détache l’archange et le défait de ses liens avant de l’allonger délicatement au sol, en le gardant à moitié dans ses bras. Pendant un instant, le Diable craint être arrivé trop tard. Gabriel gît inerte dans ses bras, et ses blessures sont si nombreuses et si profondes que Lucifer ne parvient pas à les dénombrer. Pourtant, il saisit parfaitement leur gravité. Puis, l’archange bouge doucement la tête, bat plusieurs fois des paupières et ouvre les yeux. Ses iris bleus le transpercent, mais il ne détourne pas le regard. Il le sait – il le sent – Gabriel n’en a plus pour très longtemps. Ses lèvres bougent, mais Lucifer a du mal à entendre ce qu’il essaie de lui dire, sa voix n’est plus qu’un murmure à peine audible. Doucement, il redresse son frère dans ses bras et rapproche son visage du sien pour parvenir à déchiffrer ses paroles. Gabriel ne semble plus avoir conscience de ce qui l’entoure, ni même de son état, son corps et son esprit ont été brisés et il ne répète plus que trois mots en boucle, encore et encore. Mais à chaque fois que Lucifer bouge, essaie de se relever pour le porter, il hurle de douleur. Alors le Diable s’immobilise, il se contente de serrer son frère contre son torse jusqu’à la fin. Jusqu’à ce que ses murmures ne meurent, jusqu’à ce que sa poitrine ne cesse de se soulever, jusqu’à ce que la lumière dans ses yeux ne s’éteigne. Pendant de longues minutes, Lucifer reste prostré au sol, le corps meurtri et inerte de son frère contre lui. Peinant à contenir les tremblements de sa main, il ferme ses yeux et se penche pour déposer un baiser sur son front. « Repose en paix, mon frère. »

Lucifer ignore comment il se retrouve au milieu du salon de l’appartement de Michael, la dépouille de Gabriel toujours serrée dans ses bras, et au fond ça n’a pas la moindre importance. Dans la pénombre, il attend l’apparition de son frère cadet, presque anesthésié par la douleur du deuil. Gabriel était leur frère aîné, le premier à avoir vu le jour sur l’Eden. Le plus brillant d’entre eux, le messager de leur père, leur guide… Sans lui, qu’allaient-ils faire ? Lucifer n’esquisse pas le moindre mouvement lorsque la lumière éclaire soudain la pièce, et le tableau dramatique dépeint en son sein. Il ne relève pas non plus la tête vers Michael, incapable de quitter Gabriel des yeux. « Je ne savais pas où aller. » Ni quoi faire. Sa voix est rauque, brisée par l’émotion pour la première fois depuis son exil. Les traits de son visage sont figés dans une expression à mi-chemin entre l’incompréhension et la douleur. Ses yeux brillent de larmes qu’il n’ose pas laisser couler, et d’une lueur d’une rage indescriptible qui bouillonne de plus en plus fort à l’intérieur du Diable. « J’ai essayé de le sauver. Je suis arrivé trop tard. Je suis désolé. »

Cela l'avait réveillé. Comme un bourdonnement intense annonçant sa présence, autrefois lumière divine, aujourd'hui sombreur chtonienne. Lucifer était dans sa maison. Le Diable était entré chez lui, sans y avoir été convié. Nombreuses étaient les croyances humaines véhiculées au fil des siècles pour chasser ou repérer le malin, mais peu d'entre elles étaient réelles et efficientes. Malgré sa chute, le fils de Dieu gardait en lui une part infime de divin, lui permettant de se mouvoir dans le monde des humains, comme un serpent dans le sable, invisible et menaçant. Alerté par la présence de son frère, Michael s'extirpa précautionneusement de son lit, pour rejoindre à tâtons le cœur de son appartement où l'épicentre du pouvoir satanique semblait se concentrer. Dans l'une de ses mains était logée une dague céleste forgée par les siens au royaume d'Eden. L'expérience avait appris à Michael à ne jamais sous-estimer la fourberie de son frère. Il était d'ailleurs l'un des seuls êtres complètement insensibles à son charme démoniaque. Son magnétisme corrupteur n'avait aucun effet sur lui. De même que ses mensonges et ses sourires enjôleurs roulaient sur lui, comme des perles d'eau sur le plumage d'un oiseau. C'est donc avec une méfiance commune et les sens aux aguets, que l'archange avançait lentement dans la pénombre. Par le fait, il découvrit la silhouette accablée de son frère en arrivant dans le salon. Celui-ci était assis sur le sol et lui tournait le dos. Autour de lui Michael pouvait percevoir son aura divine, scintillante comme un lac aux reflets argentés. Pourtant, le Diable semblait avoir perdu de sa superbe. Sa posture d'habitude si droite et dominante était affaissée. Un poids l'attirait vers le bas. « Que fais-tu ici ? » demanda finalement le maître des lieux en allumant la lumière.

La dague tomba à ses pieds quand le spectacle se révélât à lui. Il lui fallut à peine quelques secondes pour reconnaître le corps du messager de Dieu dans les bras de son frère. Un corps mutilé, profané, ensanglanté. C'est l'absence d'aura qui le frappa d'emblée. Une absence synonyme de trépas. « Gabriel... » souffla l'archange de la même voix rauque que Lucifer. Ses jambes se dérobèrent sous lui et heurtèrent le sol à côté du poignard. Michael rampa jusqu'à la dépouille de l'ange enserrée par l'étreinte du Diable. Son regard effaré rencontra alors celui de Lucifer, pour la première fois dénué de toute malice. La douleur qu'il pouvait lire dans ses yeux témoignait de l'horreur survenue au plus pur d'entre eux. Michael agrippa les poignets de son frère pour le forcer à libérer Gabriel de son emprise. Sous ses bras se dévoilèrent de nouvelles blessures à la profondeur écœurante. Ces plaies valaient celle du Christ. Il avait dû être torturé pendant des heures, voire des jours. Et Michael le savait, il n'avait certainement jamais crié, jamais hurlé. Enfant de Dieu, il était devenu martyre. Il n'y avait aucune trace de lutte sur son corps dénaturé, seulement les stigmates d'une souffrance infinie, qu'il avait enduré seul sans personne pour le secourir.

La gorge serrée par l'émotion, Michael vînt caresser avec tendresse le visage angélique de Gabriel, du dos de la main. Derrière ses paupières closes, il pouvait imaginer la pureté de ses iris cristallines. Deux joyaux divins qu'il ne reverrait jamais briller. Le messager de Dieu, premier être céleste créé par le Tout-Puissant était certainement sa plus belle œuvre. La perfection incarnée. Même sans vie, il gardait sa candeur naturelle. Michael avait l'impression qu'il dormait. Ses traits étaient paisibles malgré le sang séché sur son épiderme. Une larme vînt décoller celui-ci, puis une autre et une autre, et bientôt l'archange posa son front contre l'être chéri s'étant à jamais envolé aux côtés du Père. Sa poitrine se souleva dans une série de sanglots éreintants. Jusqu'à présent, Michael n'avait jamais connu le chagrin. Il l'expérimentait pour la première fois de son immortelle existence et la peine qu'il ressentait provoqua en lui une telle déflagration, qu'elle fit tomber un mur de certitudes. « Ce n'est pas possible... » ne cessait-il de murmurer entre ses lèvres tremblantes. Ce n'était pas ce qu'IL avait prévu. Échappant un râle de douleur, Michael se redressa subitement pour lever au ciel des yeux baignés de larmes. Comment avait-IL pu laisser faire cela ? Pourquoi leur envoyait-IL cette épreuve ? L'archange ne comprenait pas. Il reprit petit à petit son souffle et finit par saisir Lucifer par le col. « Tu n'aurais pas du venir ici. Il fallait l'emmener à Raphaël ! » lui dit-il en le secouant. Pour quoi faire ? C'était trop tard, il le lui avait dit. Le visage de Michael se déforma à nouveau sous les sanglots, mais rapidement il se calma. Ses mains vînrent chercher celle de ses frères pour les lier toutes les trois ensemble, une dernière fois. Pendant plusieurs minutes, il contempla en silence le corps du défunt archange. Dans sa tête, des milliers de questions se bousculaient, alors que dans sa poitrine tout n'était que néant. Malgré son aura ténébreuse, la présence de Lucifer le réconfortait. Il lui semblait qu'ils n'avaient pas été aussi proches depuis des millénaires. Dieu avait décidé de les réunir de la plus effroyable manière, en abandonnant l'un des leurs. « Que lui est-il arrivé ? Où l'as-tu trouvé ? » demanda finalement Michael à son frère, d'une voix éteinte.

C’est idiot, mais Lucifer refuse obstinément de lâcher Gabriel. Il refuse de le lâcher, comme si Michael risquait de le blesser davantage en essayant de l’arracher à son étreinte. Mais lorsque l’archange agrippe ses poignets pour le forcer à lâcher leur frère aîné, il est incapable de lutter pour le retenir contre lui. Ses forces l’ont abandonné ; pour la première fois depuis sa Chute, Lucifer n’a pas la force de se battre. Quelque chose s’est brisé en lui quand Gabriel est mort, et la tristesse infinie qu’il ressent continue à se diffuser à travers tout son corps comme un poison léthal. Une grimace déforme les traits de son visage lorsqu’il réalise être couvert du sang de Gabriel. Sa chemise blanche est à présent gorgée d’écarlate, ses mains sont poisseuses et une odeur métallique, salée et entêtante a envahi la pièce. Si sa gorge n’était pas aussi serrée par la douleur, Lucifer aurait hurlé à la mort. Mais il demeure léthargique, agenouillé au sol auprès de la dépouille de son frère, presque sourd au chagrin de Michael tant le sien l’accable. Ce n’est pas ainsi qu’ils étaient censés poser les armes. Ce n’est pas ainsi que les choses étaient censées se passer. Gabriel est mort ; mais comment est-ce possible ? Il était le plus grand d’entre eux. Le meilleur, le plus lumineux, le plus généreux… Et il était mort en martyr, pour une raison étrange et étrangère, et pour le moment encore sans importance. Lucifer secoue la tête aux mots de Michael. Ce n’est pas possible, et pourtant c’est vrai. C’est arrivé. Gabriel n’est plus de ce monde, il s’en est allé rejoindre leur père – c’est du moins ce que Lucifer espère, car c’est ce que leur aîné mérite. Ce qu’il mérite, mais… Leur père, Dieu, pourquoi n’est-il pas intervenu pour sauver son fils ? Pourquoi n’a-t-il rien fait ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Les larmes roulent sur les joues du Diable, rongé par une amertume sans nom à l’égard de leur créateur. Se soucie-t-il donc si peu d’eux, pour les laisser mourir dans d’atroces souffrances ? Et au nom de quoi, du sacro-saint libre arbitre ? Lucifer serre les poings ; ses phalanges blanchissent et son expression se durcit. Oh, il pourrait réduire le monde en cendres d’un claquement de doigts tant la colère et la souffrance le rongent. Il le pourrait… Mais ce n’est pas ce que Gabriel aurait voulu. S’il en avait eu la force, il lui aurait probablement demandé de trouver le courage de pardonner ses bourreaux. Mais il ne l’a pas fait. Alors son cadet ne pardonnera rien ni personne.

D’un geste rageur, Lucifer repousse le bras de Michael après qu’il l’ait attrapé par le col pour l’accabler de reproches. « Tu crois que je n’ai pas essayé ? Tu crois que je n’ai pas eu envie de me précipiter chez Raphaël ? » Malgré la colère, sa voix déjà rendue rauque par le chagrin se brise. « J’ai essayé… Il ne pouvait pas, il ne supportait pas… Le moindre mouvement était un véritable supplice pour lui. Je ne pouvais pas… Je ne pouvais pas le faire souffrir davantage, tu entends ?! » Michael n’était pas là. Ce n’était pas lui qui l’avait trouvé, ce n’était pas lui qui avait senti la vie de l’archange s’évanouir, ce n’était pas lui qui avait vu ses yeux s’éteindre. Ce n’était pas lui qui aurait à endurer l’éternité avec le poids des remords et des regrets sur les épaules. Lucifer ne parvient tout simplement pas à se souvenir de la dernière fois où Gabriel et lui se sont vus, avant cette nuit fatidique. S’étaient-ils déchirés une fois de plus ? Gabriel avait-il tenté de le convaincre de revenir vers la lumière, Lucifer l’avait-il repoussé ? Ses souvenirs sont flous, trop flous. Ils auraient pu se retrouver. Ils auraient dû se retrouver. Mais le destin – ou Dieu – en avait décidé autrement. Lorsque Michael prend sa main, il ne proteste pas, il ne le rejette pas. Même lui ne saurait se permettre de faire preuve d’un excès d’orgueil en pareilles circonstances. Peu à peu, Lucifer s’apaise et se surprend à trouver la présence de son frère rassurante. Peu importe les différends qui les opposent, le Diable prend conscience que s’il veut parvenir à surmonter la perte de leur aîné, il va avoir besoin de Michael. L’heure n’est pas au conflit, et celle de la vengeance n’est pas encore arrivée. Son tour viendra bien assez tôt…

« Je… J’ai beaucoup d’espions, à New Haven. Il en faut, pour diriger la Main Noire correctement… Peu importe. Une poignée d’entre eux sont venus me rapporter une information à propos d’un ange qui serait tombé entre les griffes des Illuminati. Ils m’ont donné une adresse. Je ne pouvais pas perdre de temps à vérifier cette rumeur, ou à prévenir qui que ce soit, je devais en avoir le cœur net le plus vite possible. » Mais même en se précipitant à l’endroit indiqué, Lucifer est arrivé trop tard. Juste à temps pour permettre à Gabriel de lui énoncer ses dernières volontés, mais pas assez pour pouvoir le sauver. Le peu de temps qu’il lui était resté, l’archange l’avait employé pour formuler un souhait que Lucifer ne parviendrait jamais à oublier. « Ils l’ont torturé et l’ont laissé pour mort dans une usine désaffectée. Je ne sais pas depuis combien de temps il était là… Je n’ai pas perçu ses souffrances plus tôt. À cause de cette maudite magie qui affecte la ville, je n’ai rien perçu… Aucun d’entre nous n’a rien senti. Nous aurions dû… Nous aurions dû. » Lucifer pose une main sur le front de Gabriel ; écarte quelques mèches blondes tachées de sang de son visage. « Il a répété les mêmes mots jusqu’à la fin, comme si c’était la seule et unique chose qui comptait pour lui. Protégez les prophètes. C’est la seule chose qui semblait avoir encore de l’importance pour lui. Peut-être qu’ils ont cherché à lui faire dévoiler l’identité des prophètes, et Gabriel est resté fidèle à lui-même et il ne leur a rien dit. Il m’a demandé… Il nous a demandé de protéger les prophètes, Michael. Il est mort pour eux. » En valaient-ils la peine, le sacrifice ? Lucifer grince des dents. Il n’en est pas persuadé, mais son avis importe peu. « C’était sa dernière volonté. Nous devons l’honorer, peu importe ce qu’il nous en coûtera. »

Ses mains étaient à présent couvertes du sang de Gabriel. La sensation lui était aussi désagréable qu'inédite. Les anges versaient rarement des larmes et de l'hémoglobine. Ainsi, ils se différenciaient des hommes, à l'existence tristement éphémère. Premiers venus dans le ciel, Michael et ses semblables n'avaient jamais eu vocation à disparaître. Outils forgés par le Grand Horloger, indispensables à la mécanique céleste, ils s'étaient toujours estimés éternels. Tant que les hommes vivraient, ils vivraient. Une certitude mise à mal par l'effroyable tableau exposé devant ses yeux embrumés. Le corps de Gabriel était méconnaissable. Son enveloppe parfaite avait été dénaturée. Sa chair creusée jusqu'au muscle. Malgré le sang, sa peau n'avait jamais été aussi pâle. Il semblait avoir reçu tous les châtiments possible. Raphaël aurait-il seulement pu soigner cela ? Les blessures étaient franches. Il n'y avait aucune trace d'un déchaînement de violence, seules les marques nettes et précises d'une torture bien pensée. Par chance, son visage avait été épargné, sans quoi Michael aurait eu du mal à le reconnaître. Qui avait donc bien pu infliger un tel supplice au plus grand des anges du ciel ? Quelle âme infâme avait pu mutiler sans remorsd l'être le plus pur et le plus parfait jamais créé ? L'archange s'interrogeait, plongé dans ses pensées. Il finit par briser le silence religieux installé dans son appartement pour demander à Lucifer des explications. Comme à son habitude, le diable commença par se vanter, avant d'être rattraper par sa propre émotion. La fin de la Purge avait signé le début d'une nouvelle ère pour les anges. Dieu les avait envoyé sur terre pour venir en aide à l'humanité et la préserver des menaces nouvelles. Gabriel, Raphaël, Michael, Uriel et les autres s'étaient séparés, œuvrant chacun de leur côté pour le bien. L'archange avait combattu quelques temps aux côtés du messager de Dieu, notamment pour barrer la route à Lucifer. Puis leur chemin s'était séparé à la création de New Haven. Ils ne s'étaient recroisés qu'en de rares occasions toujours heureuses. « Nous n'aurions jamais dû quitter le jardin » déclara Michael d'un ton fataliste. Il ne parlait pas seulement de la mission dont ils avaient été investis par leur Père, il parlait de l'Apocalypse. De la rébellion de Lucifer, de la perversion des humains par Azazaël. Il avait suffit d'un doute, d'un serpent pour damner l'humanité. Sans tout cela, Adam et Eve seraient restés dans l'Eden et jamais les anges n'auraient eu à quitter le jardin. Mais il avait fallu que Lucifer défie la toute-puissance de leur Père, qu'il tente de s'élever au-dessus de lui alors rien ne peut le surpasser. Son arrogance avait provoqué non seulement sa chute, mais celle de l'humanité et aujourd'hui, c'était Gabriel qui en avait payé le prix.

« Les prophètes ? » répéta Michael, qui s'était levé pour aller chercher un linge humide, afin d'éponger le sang sur le visage émacié de Gabriel. Le tissu glissa sur sa peau de satin. Ses gestes étaient presque machinales. L'archange n'avait aucune idée de ce qui allait suivre. Lucifer lui avait amené son corps sans vie et ensuite ? Qu'allaient-ils faire de sa dépouille ? Devaient-ils l'enterrer comme un simple mortel ? Quelle sépulture pouvait se montrer digne d’accueillir un tel être ? Devait-il le ramener au jardin ? Gabriel allait-il ressusciter comme le Messie ? C'était fort peu probable. Le Père était bien cruel avec ses enfants. « Nous ? » s'étonna Michael, en entendant son frère utiliser le pluriel pour faire référence à la dernière volonté de Gabriel. "Protégez les prophètes". Lucifer semblait croire au testament du messager de Dieu. Une nouvelle mission confiée par le plus grand d'entre eux. Une parole à honorer en sa mémoire. « Que sais-tu de l'honneur au juste ? » commenta calmement l'archange, en tournant le dos à son frère. Il venait de soustraire le corps du Gabriel de ses bras pour le transporter humblement jusqu'au canapé. Là, il déposa délicatement l'enveloppe divine sur l'assise matelassée. Il alla ensuite s'emparer d'un drap pour couvrir ses jambes et son poitrail. La vue de ses blessures était devenue insupportable. Son visage endormi était la seule image qu'il voulait garder de lui. « Il n'y a pas de "nous". Tu as choisi ton camp il y a bien longtemps, Lucifer » déclara Michael, le ton monocorde. Reproche et amertume se mélangeaient dans ses mots. De qui le démon se moquait-il ? Gabriel était mort et soudainement sa conscience semblait lui revenir. Son frère n'y croyait pas. Pire, il s'en moquait. Lucifer avait choisi la voie du mal, du vice et de la perversion voilà des millénaires. Depuis qu'il avait décidé de faire cavalier seul, le monde n'était qu'anarchie et hérésie. Il avait semé chaos et misère derrière lui. Tant de fois Michael l'avait combattu, lui et ses sbires, ces anges déchus l'ayant suivi dans sa chute. Une armée funeste formée de traîtres au dessein démoniaque. « Charge-toi de retrouver ceux qui lui ont fait cela et je fermerai les yeux sur les crimes que tu commettras en son nom » dit-il à Lucifer droit dans les yeux, le menton levé. Telle était la seule et unique mission qui pouvait être accordée au diable, celle de châtier les pécheurs. Les tueurs d'anges. « Mais ne t’avises pas d'approcher un seul prophète. C'est moi le gardien » l'avertit-il, les dents serrées. C'était lui le protecteur. Le chef des anges du bien. Le seul être digne d’accomplir la dernière volonté de Gabriel et certainement pas le Diable.